31/05/18: Huit années de course à l’idex : Sisyphe peut-il transformer l'ESR français ? une tribune dans l'AEF
Huit années de course à l’idex : Sisyphe peut-il transformer l'ESR français ? Par Y. Charon et M. Bessière
publié le 30/05/18 dans AEFInfo
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Résumé publié par AEF:
"Le processus idex mène inéluctablement à un système ESR à deux ou trois vitesses.
Il a été lancé sans avoir identifié au préalable les points d’équilibre de ce système,
sans savoir ce qu’on fera de ceux — la grande majorité — qui ne seront pas admis
dans le club de 'l’excellence'", estiment Yves Charon et Michel Bessière (1) dans une
tribune pour AEF où ils dressent un bilan de huit années d’idex. "Cet empilement de
périodes probatoires, toxique à de nombreux égards, place le gouvernement dans la
situation de devoir maintenant trancher entre deux modèles qui divergent : rejoindre
les standards universitaires internationaux ou moderniser le système actuel, qui
privilégie les grandes écoles dans les domaines où elles exercent leurs compétences."
Ils en appellent à un "État stratège et volontariste", qui base sa réforme sur une
"vision politique assumée du rôle de l’ESR dans la société".
Tribune publiée par AEF: ici ou https://drive.google.com/open?id=1QMS1MW3Yugc8kM4dsBJitHuuGuK31Cw_
Deux mois après la publication des résultats du jury idex (lire sur AEF), quel bilan peut-on tirer d’un
processus qui, depuis 2010, concentre toutes les attentions et mobilise toutes les énergies des
responsables d’établissements ? D’abord, sa dimension comptable : une seule confirmation sur
cinq dossiers de candidature re-soumis en décembre. Ce ratio, digne d’un concours de grande
école, est le maigre bilan d’un nouveau cycle de 18 mois d’improvisation sur un thème d’ingénierie
ès technostructures hors-sol. Nous voilà donc repartis pour un tour, alors qu’en Île-de-France, de
nombreux établissements sont déjà fragilisés ou laissés au bord de la route.
"Huit années et quatre cycles après son lancement, le processus idex patine toujours en Île-de-
France"
Le résultat du 19 mars interroge aussi sur les modalités et la finalité de ce processus. Huit années
et quatre cycles après son lancement, il patine toujours en Île-de-France. L’avalanche de
communiqués d’auto-persuasion publiés dès l’annonce des résultats ne suffit plus à masquer le
constat d’enlisement et les limites de cette méthode itérative de structuration. Nous proposons ici
une analyse de la situation, en partant d’un bilan d’impact observé à Paris intra-muros et Paris-
Saclay. Ce constat conduira ensuite à s’interroger sur les réelles motivations de ce processus et
sur ses conséquences. Enfin, quelques pistes de réflexion pour un scénario de rebond seront
proposées.
Le processus idex : quels critères d’évaluation pour quels objectifs ?
On nous explique que le processus idex préfigure l’émergence des futures têtes d’affiche de l’ESR
français. Si l’objectif mis en avant, de façon souvent caricaturale, est la compétitivité internationale
de ces pôles, l’enjeu prioritaire est bien entendu la transformation d’un système ESR dont
l’essoufflement fait aujourd’hui quasi consensus. Du point de vue de la méthode, on peut donc
commencer par s’étonner que le lancement de ce processus ne se soit pas appuyé sur un constat
partagé qui cerne les limites (pas seulement organisationnelles) du système d’ESR actuel, et
identifie les défis à relever pour guider sa refondation, au bénéfice de tous. Cette analyse
préalable aurait permis de dégager des objectifs prioritaires que chaque regroupement candidat à
l’idex aurait été prié de traduire localement en projets emblématiques et structurants.
- UN PROCESSUS CRISPÉ SUR DES ENJEUX DE GOUVERNANCE
Au lieu de cette approche, qu’a-t-on constaté ? La quasi-totalité des cinq dossiers re-soumis ont
été une fois de plus focalisés sur des enjeux de périmètre et de gouvernance. Réflexe corporatiste,
panne d’imagination ou souci d’anticipation des desiderata du jury par peur de l’échec ?
Probablement une somme des trois. Toujours est-il que les porteurs de projet ont présenté des
modèles variés, mais tous dédiés prioritairement au tamisage de l’excellence, dans sa version
corporatiste à la française, et argumentés autour de projections spéculatives sur des classements
internationaux choisis.
"Les porteurs de projet idex ont présenté des modèles variés, mais tous dédiés prioritairement au
tamisage de l’excellence, dans sa version corporatiste à la française"
Là se niche, selon nous, la principale erreur des promoteurs de cette méthode : elle repose sur le
postulat qu’une fois figés les contours du regroupement et le règlement de copropriété, le contenu
et le succès iraient de soi. Comme si les moyens définissaient l’objectif. Comme si la simple
juxtaposition d’établissements, ou inversement, leur fusion précipitée, conduisait mécaniquement à
une convergence scientifique et pédagogique. Comme si cette méthode n’incitait pas chaque
établissement, à commencer par les plus prestigieux, à se demander d’abord ce qu’il a à perdre
dans ce maelstrom plutôt que ce qu’il a à y gagner. Comme si les personnels, systématiquement
tenus à l’écart durant le processus, allaient spontanément s’emparer d’un projet qui ignore leurs
ambitions et préoccupations. Une adhésion des personnels sans laquelle, pourtant, aucune
transformation d’ampleur ne pourra réussir de façon pérenne et qu’il aurait été opportun de
stimuler.
- PAS D’ADAPTATION À LA SINGULARITÉ DU SYSTÈME DUAL FRANÇAIS
À l’évidence, ce n’est donc pas la plus-value scientifique ou pédagogique de chaque projet, pas
plus que l’adhésion des personnels ou la soutenabilité du projet, qui ont structuré l’évaluation de
chaque dossier idex. Priorité du jury a été donnée à l’examen du modèle cible, au regard de
critères directement inspirés de standards internationaux bruts. C’est-à-dire sans adaptation à la
singularité du système dual français qu’on ambitionnait de lisser. Tout ceci suffit déjà à poser de
sérieuses réserves sur l’ambition et la pertinence de chaque regroupement proposé. Mais puisqu’il
s’agit de remodeler le paysage ESR à l’échelle nationale, il faut pousser l’analyse en s’interrogeant
sur la cohérence de l’ensemble et l’adéquation avec les objectifs définis pour guider le processus,
inspirés du "coopérer pour mieux réussir" (rapport Le Déaut, 2012).
Coopérer pour mieux réussir ou regrouper pour mieux trier ?
Observons d’emblée que le verdict du 19 mars confirme le caractère bancal d’un processus de
structuration qui tente de s’appuyer sur deux logiques de regroupement orthogonales. Le récent et
nécessaire rapprochement entre MESR et CGI n’aura pas suffi à réduire la fracture entre la
logique du regroupement territorial (Plan Campus, PRES, Comue) et celle de l’excellence (idex).
Une incohérence de pilotage déjà soulignée par le rapport Maystadt (2016), et qui a d’ores et déjà
pour effet de condamner bon nombre de Comue, à peine nées. Au-delà de l’obsolescence
programmée, cette incohérence induit aussi et surtout des conséquences lourdes au niveau du
terrain francilien. En voici quelques exemples.
-DES RÉSEAUX DISCIPLINAIRES EN COURS DE DÉPEÇAGE
En acceptant d’évaluer isolément les uns des autres des projets idex franciliens qui relèvent, dans
la plupart des cas, d’une même dynamique régionale, le jury renonce d’emblée à l’impératif de
cohésion au niveau de ce périmètre territorial. En Île-de-France, le rayonnement de nombreuses
disciplines est assuré par des réseaux collaboratifs co-opérés entre établissements. Cette
organisation fédérative assure souvent à ces disciplines la visibilité internationale de leurs forces
de recherche et de formation.
"L’occasion unique de refonder une 'université de Paris' est délibérément manquée."
On constate que ces réseaux disciplinaires sont en cours de dépeçage, au gré de découpages
improvisés et arbitraires, pour laisser la place à une concurrence entre néo-regroupements
distants de quelques centaines de mètres. Une fractalisation qui bloque toute possibilité de
recompositions rectificatives, comme des ajustements menés sur la base de mobilités
coordonnées des personnels entre ces sites. L’occasion unique de refonder une "université de
Paris" - celle qu’on aurait pu naturellement attendre d’un processus d’une telle ampleur - est ainsi
délibérément manquée.
-LE RENONCEMENT À RAPPROCHER UNIVERSITÉ ET GRANDES ÉCOLES
Dans un contexte pourtant différent mais tout aussi fragilisé, la situation est identique sur le
plateau de Saclay, avec comme perspective la confrontation de deux nouvelles universités
juxtaposées, en lieu et place de l’université de plein exercice requise. Une fracture qui, au
passage, illustre de façon caricaturale le renoncement à rapprocher université et grandes écoles,
priorité pourtant déclarée de cette politique de regroupement.
À Saclay, "la perspective la confrontation de deux nouvelles universités juxtaposées, en lieu et
place de l’université de plein exercice requise".
Enfin, un périmètre où, comme ailleurs, s’écrit progressivement, au rythme de bricolages
successifs, la liste de ceux qui resteront sur le bord de la route. Quel sera alors le devenir de tous
ces établissements (i. e. de leurs étudiants, de leurs personnels, de leurs laboratoires et
formations), simples faire-valoir de cette course à l’argent et à l’excellence ? Repliement,
cloisonnement, système à deux vitesses improvisé, enlisement… Autant de menaces planant audessus
d’une restructuration qui, après quatre cycles probatoires, ne converge toujours pas.
Comment en est-on arrivé là ? Les raisons sont multiples, notamment le rôle de la CPU,
pleinement associée au processus dès 2012. Nous nous limiterons ici à identifier la cause
principale.
Comprendre les causes de l’enlisement pour rebondir
Elle relève d’une évidence : le décalage entre le niveau d’ambition affichée de la réforme et la
méthode mise en oeuvre. Appâter puis remonter des filets tous les deux ans peut éventuellement
permettre d’attraper des fossiles à recycler, pas d’hybrider des poissons pilotes. La scission qui
s’est produite à Saclay nous l’a brutalement démontré.
Le processus actuel mène inéluctablement à un système hybride à deux ou trois vitesses. Il a été
lancé sans avoir identifié au préalable les points d’équilibre de ce système, sans savoir ce qu’on
fera de ceux (par définition, la grande majorité) qui ne seront pas admis dans le club de
"l’excellence". Sans avoir sérieusement réfléchi à la façon dont tout l’ensemble peut fonctionner
dans le cadre d’un service public de l’ESR — qui, à ce jour, reste le cadre collaboratif de référence.
"Appâter puis remonter des filets tous les deux ans peut éventuellement permettre d’attraper des
fossiles à recycler, pas d’hybrider des poissons pilotes."
Pourquoi, alors, persister à empiler des périodes probatoires qui favorisent l’improvisation et le
bricolage ? Pour provoquer des fusions précipitées d’un côté et la bunkerisation de grandes écoles
de l’autre ? Pour préparer la transformation du service public d’ESR en un système inspiré des
règles du néolibéralisme ? Tout ceci relève-t-il d’une tactique mûrement réfléchie de "laisser faire"
conduisant à une mutation darwiniste ? Ou du pilotage à vue, manifestation d’un État dépassé par
l’ampleur des réformes qu’il a lui-même impulsées ? Quelles que soient ses motivations, l’État
gagnerait à mettre clairement les objectifs et les règles du jeu sur la table.
-COMMENT RECTIFIER CE QUI PEUT ENCORE L’ÊTRE ?
C’est un principe d’efficacité, mais aussi de bon sens, qui relève d’une deuxième évidence : il sera
impossible d’atteindre, et encore moins de stabiliser, le niveau de transformation affiché sans un
État stratège et volontariste. A fortiori s’il s’agit vraiment de décloisonner un système dual aussi
enraciné dans la culture et l’inconscient collectif français. L’alibi de l’autonomie des établissements
n’est pas opposable à la nécessité de réussir cette refondation. Il incombe donc à l’État de piloter
cette transformation sur la base d’une vision politique assumée du rôle de l’ESR dans notre
société et d’une ambition partagée.
"L’urgence est de mettre un terme à cette série de périodes probatoires, toxique à de nombreux
égards parce que cultivant l’ambiguïté."
Pour commencer, l’urgence est de mettre un terme à cette série de périodes probatoires, toxique à
de nombreux égards parce que cultivant l’ambiguïté. Le gouvernement se trouve aujourd’hui dans
la situation de devoir trancher entre deux modèles qui divergent : (a) rejoindre les standards
universitaires internationaux ou (b) moderniser le système actuel, qui privilégie les grandes écoles
dans les domaines où elles exercent leurs compétences. Cette clarification assumée est un
préalable au réamorçage du processus.
L’inflexion de la méthode de pilotage dépend avant tout du niveau de ces objectifs que l’on
souhaite atteindre. Refonder, oui, mais pour répondre concrètement à quels défis ? Avant de se
ruer sur un modèle, par exemple celui des universités de recherche intensive, est-on capable de
dire, au-delà de la captation de moyens accrus, la plus-value de ce dispositif au regard des
questions centrales qui restent encore sans réponse : comment conjuguer formation des élites et
démocratisation assumée ? Où et comment s’élabore aujourd’hui la production des
connaissances ? Comment articuler politique de site et politique nationale de recherche ?
Comment placer la communauté universitaire au coeur du processus ? Des questions centrales
qu’il est urgent de verser, au bon niveau de réflexion, dans le débat public.
-EN PRATIQUE, QUELLES SONT FINALEMENT LES OPTIONS ?
Soit l’État ne souhaite pas s’impliquer davantage. Il décrète alors la nécessité d’une pause
digestive, en estimant que les "avancées" sont suffisantes. Ceci conduira, n’en doutons pas, une
fois les instabilités amorties, à une configuration figée qui pérennisera la dualité de notre système
ESR et qui donc ne pourra traiter les maux profonds qui dégradent son fonctionnement. C’est en
réalité le modèle (b) décliné dans sa version a minima. "Tout ça pour ça", ou pire, "Tout changer
pour ne rien changer" ! Dans ce cas, le processus idex aura été un marché de dupes pour les
universités dont les fondements et les valeurs auront été passés au laminoir, en érigeant
l’improvisation et la course à l’argent au rang d’une politique d’établissement. Un nouvel avatar de
l’université managériale à la française.
-L’APPROCHE FÉDÉRATIVE : RELAXER LES CONTRAINTES POUR REPARTIR DU BON PIED
Soit l’État choisit une deuxième option, plus volontariste, en se donnant les moyens de rectifier ce
qui peut encore l’être pour redonner souffle et sens à l’ensemble. L’idée serait de se satisfaire de
l’approche de regroupements fédératifs dans un premier temps, tout en exigeant innovation et
coopération. Un devoir de résultats non plus sur du mécano organisationnel mais sur du contenu
structurant. En pratique, il faudrait au gouvernement commencer par dresser un état des lieux
complet, puis prendre le temps d’une large consultation/concertation sur la base de ce bilan précis.
Ce qui, d’ailleurs, n’est pas exclu qu’il soit obligé de faire tant la situation se dégrade, à
commencer par celle d’un grand nombre d’étudiants.
"L’idée serait de se satisfaire de l’approche de regroupements fédératifs dans un premier temps,
tout en exigeant innovation et coopération."
L’heure n’est clairement plus aux rustines et rafistolages en trompe-l’oeil. Autant donc anticiper et
resituer ce problème dans son vrai contexte, celui d’une réflexion globale sur notre système ESR
et sa remise à plat progressive. Charge alors aux acteurs de se positionner enfin par rapport à des
enjeux ainsi clairement posés. Un positionnement qui privilégie des politiques de réseaux et qui
repose sur des projets innovants, concrets et structurants. Là se limiterait le rôle d’un jury
international, si nécessaire.
-LA NÉCESSITÉ D’UNE REFONDATION DE L’ESR FRANÇAIS
La nécessité d’une refondation de l’ESR français fait aujourd’hui quasi consensus. Reste à se
mettre d’accord sur les objectifs. À rebours de l’approche managériale qui nous a conduits à
l’enlisement actuel et d’une vision libérale de l’ESR, il nous paraît maintenant urgent de remettre
les missions — à commencer par celle de donner à notre jeunesse la formation qu’elle mérite —
les personnels et l’intérêt général au coeur de cette réforme. Au gouvernement de clarifier sa
position et d’agir. À la communauté universitaire de décider si elle veut continuer de subir ou
s’emparer collectivement de cette refondation pour lui donner ambition et sens.
(1) Yves Charon est physicien, professeur à Paris-Diderot, et Michel Bessière, retraité, est ancien directeur de la valorisation au Synchrotron Soleil.
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